Je suis restée, plusieurs mois, muette. Pas à cause du syndrome de la page blanche : mon esprit grouille de mille sujets que je pourrai traiter. Ce qui m’arrête tous les jours au moment d’écrire, c’est cette phrase de mes proches : « fais attention à toi ». Je n’aurai jamais cru un jour devoir me censurer sur ce que j’ai à dire ou à écrire. J’ai toujours été un esprit libre. Aujourd’hui, en février 2024, depuis le Sénégal, je suis restée pencher sur mon ordinateur des heures durant, me posant la question : ces lignes que je m’apprête à faire vivre me voudront-elles une convocation à la police ? Nous vivons des temps terribles et n’avons aucune tribune pour crier notre douleur, partager nos frustrations. D’aucuns me diront que j’exagère mais aucunement. C’est une situation réelle d’oppression par le pouvoir en place.
La voie de l’alternance
Je me souviens qu’en 2000, j’ai été plus que fière, même à 5000 km, de vivre une alternance politique dans mon pays. Oui c’était possible de faire partir un président africain par la grande porte et par les urnes. Abdoulaye Wade avait enfin gagné les élections après plus de 27 ans d’opposition. Avec lui était arrivée, une nouvelle ère: l’alternance.
Je n’avais pas vécu l’ascension de Macky Sall. Je ne le connaissais même pas. Je vivais loin du Sénégal et j’avais arrêté de m’intéresser à la vie politique à force de constater le nivellement des débats par le bas. J’avais été choquée de vivre le 23 juin 20111 à la télé, abasourdie, chancelante et étourdie par la brutalité des images que j’avais vues. Je me demandais comment le pays en était arrivé là. Mais une fois de plus, j’avais été fière de mon peuple qui avait tenu bon et réussi à imposer une nouvelle alternance politique, vaille que vaille.
Abdoulaye Wade, le roi du Sopi2, qui avait été adulé par la jeunesse et élu en grandes pompes avait quitté le pouvoir par un trou de souris car il avait voulu se dédire et s’accrocher désespérément au pouvoir, tel une sangsue. Le citoyen sénégalais lui avait montré que la parole donnée est plus importante encore sous nos cieux car nous sommes de tradition orale.
Un jour sans fin
Connaissez-vous ce sentiment de déjà vu ? Cette impression d’avoir déjà vécu un instant et vous savez presque intuitivement prédire la suite ?
C’est un jour sans fin et c’est exactement ce que nous vivons au Sénégal en 2024. Nous sommes coincés dans une boucle temporelle, revivant inlassablement la même situation infernale : Un Président de la République qui s’accroche au pouvoir au point de vouloir fouler au pied sa parole et notre constitution. Et surtout qui utilise la force républicaine comme une arme létale contre son peuple. Une amie me disait il y a quelques semaines seulement qu’elle avait l’impression de vivre une saison entière de 24h Chrono.
Le Sénégal vivait un moment historique. Pour la première fois de son histoire, il devait se choisir un Président de la République et non sanctionner un Président sortant. Je rêvais de voir enfin tous ces prétendants et prétendantes au trône passer sur le gril et partager leurs visions et leurs projets pour notre pays. Je rêvais de passer du temps à fouiller les programmes, trouver les contradictions, exhumer les casseroles cachées. Mais je n’ai pas eu cette chance.
Comme un coup de tonnerre, un samedi 3 février à 14h, notre Président a annoncé l’annulation des élections, à quelques heures de l’ouverture de la campagne electorale et à 22 jours des élections. Je conduisais quand j’ai entendu l’annonce à la radio. J’ai dû m’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence de peur de faire un accident. Je n’en revenais pas, je me disais que ce n’était pas possible, je devais vivre un cauchemar éveillée. Cette terrible nouvelle m’a poignardé dans ma chair telle la trahison ultime d’un être aimé. J’en ai pleuré de rage. Nous avions vécu entre parenthèses ces deux dernières années avec l’espoir de changer les choses au soir du 25 février 2024. Et voilà que le temps d’une allocution de 5mns, notre rêve démocratique nous était arraché comme Prométhée avait volé le feu aux Dieux. Et nous n’avions pas Zeus et son aigle du Caucase de notre côté pour nous venger et lui arracher inlassablement le foie.3
2024, 12 ans après cette élection qui avait défait Wade et fait de lui un ancien président, nous revivions les mêmes choses. Sur toutes les bouches, le même refrain : « Non au report des élections, ne touchez pas à notre constitution».
Mon Sénégal, mon eldorado est à la dérive. Tous les horizons sont bouchés. Tous les pouvoirs sont confisqués par un groupuscule dont l’arrogance me laisse pantoise. Les universités sont fermées. Les jeunes se jettent désespérément sur les routes de l’immigration. Les pirogues vers l’Espagne sont passées de trois ou quatre à des centaines ces derniers mois. Cette jeune génération qui est notre or, notre futur préfère mourir sur les routes du Nicaragua ou faire de l’Atlantique son tombeau, fuir à tout prix, désespérément pour se construire un avenir ailleurs. J’ai été sidérée d’entendre une parente confirmer qu’elle avait payé 6 millions pour que son fils aille aux USA via le Nicaragua. 6 millions, rien que ça. Une belle somme qui jadis permettait aux jeunes de démarrer un business. Le pays était quasiment à l’arrêt. Mais nous avions continué à avancer comme des automates en espérant voir la lumière au bout du tunnel. Notre opium c’étaient ces élections par lesquelles nous devions faire entendre notre voix. Et d’un coup la lumière a disparu et nous avons été renvoyé dans les ténèbres et dans les feux de l’enfer terrestre.
Déchéances
J’ai quitté ma maison pour aller participer à une manifestation pacifique. Je suis une mère responsable, dans ma tête je ne peux m’associer à aucune action violente. Je voulais simplement aller partager mes frustrations avec mes compatriotes et confirmer ma désapprobation sur ce qui était en train de se passer.
En partant, j’ai lu la peur et l’incompréhension dans les yeux de mon fils de 13 ans. Son incrédulité m’a peiné quand je lui ai dit que je partais mais que je pouvais ne pas revenir… J’avais même préparé un sac avec des affaires au cas où… Imaginez-vous dans la tête d’un enfant à qui sa mère annonce de but en blanc qu’elle pouvait être torturée ou blessée ou emprisonnée ou même pire tuée. Je n’allais pas en guerre, seulement marcher pacifiquement !
Voilà le Sénégal que nous vivons, sans aucune emphase. Nous sortons pour exercer notre droit le plus fondamental, la peur au ventre mais nous nous devons de sortir. Ce n’est pas seulement l’apanage des plus jeunes, le don de soi. Je suis prête à ce sacrifice car pour moi le Sénégal est au-dessus de tout, il est l’Alpha et l’Omega. Nous ne pouvons pas laisser un seul individu et sa bande d’affreux incompétents fouler au pied ce que nous avons de plus sacré.
Manifester en 2024, au Sénégal, c’est aller en zone de guerre. Nous avons face à nous des forces de l’ordre sans aucune pitié, la haine chevillée au corps. Ces FDS n’hésitent pas à torturer, à tirer sur la foule désarmée à balles réelles, à arrêter et maltraiter quiconque dont la tête ne leur revient pas. Peu importe si on est pacifique, enfant, femme, en situation de handicap ou simplement armé du drapeau national. Trois morts par balle au moment où j’écris ces lignes. Encore !! La liste macabre déjà interminable et insoutenable vient de s’allonger .
Nous n’avons que notre citoyenneté en bandoulière pour répondre aux tirs de lacrymogènes et de balles réelles; que des pierres pour les jeunes téméraires qui osent sortir. Que faisons nous de mal ? Simplement tenter de réparer une injustice et de reprendre notre destin en main. Refuser d’être muselés et exercer notre droit constitutionnel à nous exprimer.
Lettre ouverte à Macky Sall encore Président de la République légitime jusqu’au soir du 2 Avril
Cher Président,
Je suis une citoyenne qui aime ce pays par-dessus tout et je ne suis pas seule. Des millions de sénégalais sont exactement dans le même cas. Pendant 12 ans, nous vous avons confié notre bien le plus précieux : l’avenir de la nation sénégalaise dans son entièreté. `
Nous avons souffert vos tergiversations et vos revirements incompréhensibles. Vous nous aviez promis la patrie avant le parti. Pendant vos 12 ans de présidence, vous n’avez fait qu’une confusion des rôles au point de confisquer le palais présidentiel du peuple. Vous nous aviez également promis une gouvernance sobre et vertueuse. Les scandales de toutes sortes ont entaché vos deux mandats. Toutes vos alléchantes promesses sont devenues des refrains vides de sens dans nos têtes. Oui vous avez été un bâtisseur et vos réalisations répétées inlassablement par vos partisans sur les plateaux de télé nous les avons vu. Seulement dans votre projet sociétal, le contrat que vous avez signé avec les Sénégalais, il y avait autre chose que simplement des infrastructures. Et la cohésion nationale? Et le chômage de nos jeunes ? Et l’éducation ? Et la santé ? Voilà des sujets sur lesquels vos perroquets de salon sont bien moins loquaces.
D’aucuns disent que ces déstabilisations arrivent comme un cheveu sur la soupe, au moment où les puits de gaz et de pétrole sont sur le point de livrer leurs précieux butins. Étrangement, aucun pays africain, riche en ressources minières et gazières n’échappe à la malédiction !
Hasard ou pas, moi citoyenne Lambda du Sénégal qui observe toute cette agitation, je me dis que j’étais bien plus heureuse quand mon pays pauvre ne pouvait compter que sur sa matière grise et ses phosphates. Nous attendons toutes et tous, cette nouvelle manne financière en pensant qu’elle va changer irrémédiablement nos vies, également une de vos promesses. Mais nous commençons à nous rendre compte que rien ne sera plus comme avant. Comme les autres pays africains avant nous, le pouvoir de l’argent et les intérêts économiques qui nous dépassent auront raison de notre stabilité. Et quelle tristesse de voir que vous-même avez précipité le pays la tête la première dans ce gouffre infernal.
L’exception sénégalaise, ne sera plus qu’une légende que nous conterons à nos enfants. Il était une fois la terre rouge des Lions, chantre de la démocratie, ou toutes les cultures et toutes les religions se côtoyaient joyeusement…
Aujourd’hui, le clivage que vous avez nourri va au-delà de la simple appartenance politique. Nous sommes impuissants, regardant ce magnifique héritage de nos ancêtres s’effriter sous nos yeux pour une guerre de pouvoir.
Vous nous aviez assuré que les décisions du Conseil Constitutionnel ne souffrent d’aucun recours. Un vice-président de Conseil Constitutionnel a démissionné, un autre a été assassiné et pourtant ces faits extrêmement graves n’ont pu arrêter les processus électoraux en leur temps. Nous vous en voulons de n’avoir trouvé comme prétexte léger que des suspicions et des allégations de corruption sans aucun fondement de la part d’un candidat exilé qui, par deux fois, s’est parjuré !!
Au passage vous direz à vos prédécesseurs Wade et Diouf de retourner à leur hibernation ! Vivre trop loin du pays depuis si longtemps leur a fait perdre le fil de la réalité. Eux-mêmes ont tenté de se tailler une constitution sur mesure et ont fait face à la résilience de ce peuple et son acharnement à rester seul maitre de sa destinée !!!
Ce pays a été autrefois, le phare des navires autocratiques à la dérive, envié de tous ses voisins pour sa stabilité, aujourd’hui nous sommes la risée du monde. Même les voisins qui jadis comptaient sur nous pour les débarrasser de leur dictateur nous donnent des leçons de démocratie. Quelle ironie du sort !!
Nous vous rassurons sur le fait que nous sommes ce même peuple mature qui vous a confié son destin, comme nous l’avons fait avec vos prédécesseurs. N’ayez crainte ! Quelque que soit le choix que nous ferons au soir du 25 février, nous saurons le corriger s’il n’est pas approprié. Voici notre super pouvoir de citoyen éclairé.
Nous ne sommes pas des gamins irresponsables ou trop gâtés avec un joujou dont nous sous estimons la valeur. Si vous nous aviez consulté avant de prendre cette décision unilatérale et dangereuse qui a bouleversé nos vies, nous vous aurions dit « Non merci nous ne voulons ni reporter ni annuler nos élections ».
Si vous aimez ce pays comme vous le dites, écoutez la voix de votre peuple. Tout ce que ce que nous voulons c’est pouvoir voter le 25 février comme initialement prévu. Et nous savons qu’il est tout à fait possible d’organiser ces élections, vous avez ce super pouvoir pour encore quelques semaines.
Monsieur le Président nous avons tant subi ces dernières années, nous avons été plus que patients. Nous avons souffert en silence pendant que nos enfants, nos frères et sœurs étaient emprisonnés injustement pour des motifs fallacieux ; pendant que la situation économique catastrophique du pays empirait. N’entendez-vous pas les cris silencieux des mères, qui, impuissantes, voient leur progéniture sombrer dans l’Atlantique ? Ne sentez-vous pas les larmes brulantes des mères dont les enfants ont été abattus comme des animaux par vos forces de l’ordre, ruisseler sur nos corps comme des pluies acides ? Ne voyez-vous pas que votre peuple est malheureux ?
Monsieur le Président entendez notre colère. Laissez-nous de grâce exercer notre droit le plus absolu : nous choisir librement un nouveau père de la Nation au soir du 25 février.
Que le Très Haut protège le Sénégal et son peuple vaillant et nous protège contre l’adversité d’où qu’elle vienne !!
Non au Dialogue
Non au Report
Les libertés fondamentales sont restreintes au Sénégal
On nous muselle, on nous emprisonne, on nous tue
#freeSenegal
https://www.universalis.fr/evenement/23-juin-2011-emeutes-contre-un-projet-de-reforme-constitutionnelle/
Sopi mot wolof qui signifie Changement. Il a été le slogan de Abdoulaye Wade pendant ces années de lutte dans l’opposition.
Prométhée est surtout connu pour avoir dérobé le feu sacré de l'Olympe pour en faire don aux humains. Courroucé par cet acte déloyal, Zeus le condamne à être attaché à un rocher sur le mont Caucase, son foie dévoré par l'Aigle du Caucase chaque jour, et repoussant la nuit. Source Wikipedia
Merci. Tout est dit.
Merci beaucoup Khady pour cet engagement qui illustre ton patriotisme.Tout ce que j espère est que les sénégalais soient à la hauteur d un tel sacrifice de ta part car très peu sont aptes à l être en commençant par moi même.Je te félicite et t encourage sauf évidemment pour la marche 🤣.
Vivement qu on s en sorte sans laisser des plumes.