Ma réponse à Ramatoulaye
Ou pourquoi avons-nous encore besoin de lutter contre les violences faites aux femmes
Dakar, le 10 Décembre 2022
Très chère Ramatoulaye*,
Tu nous as adressé une lettre écrite en 1978, dans un contexte bien particulier. Le pays était tout jeune encore, à peine 18 ans après les indépendances. Il y avait alors tant de défis à relever pour notre si jeune nation. Et déjà la question de la place de la femme et de la banalisation des violences à son encontre s'étaient posées.
Je suis une femme du 21e siècle. Aujourd'hui depuis mon époque supposée moderne, je t'adresse aussi une missive pour t'informer qu’il y a eu des frémissements, quelques flottements, mais fondamentalement peu de choses ont réellement changé.
J'ai lu ta lettre pour la première fois à l'âge de 15 ans, j’étais bien jeune alors et bien que révoltée par ce bouleversant récit, je n'en avais pourtant pas saisi toute l'essence, ni toute la profondeur. Je te voyais alors comme une tante lointaine, venue raconter son histoire sur le divan du salon familial, comme l’ont fait tant d’autres. Et j'en aurai saisi quelques bribes en faisant montre de curiosité, comme à mon habitude, passant et repassant sous milles et un prétextes, tendant l'oreille désespérément, pour glaner quelques informations croustillantes à partager avec mes amies. Aujourd’hui, je te vois comme l'une des nôtres, ma voisine, ma cousine, ma sœur, mon autre moi. En te relisant avec mes yeux d'adulte, je découvre une histoire dans l'histoire, des subtilités cachées tels des trésors qui enfin me sont révélées.
Dans mon monde à moi, on parle de parité à tout bout de champ mais ce n'est encore qu'un leurre, une carotte, une diversion. Les violences font rage, sous toutes leurs formes. Rien n’est pire qu'une discrimination silencieuse et banalisée. Des femmes meurent sous les coups de leurs compagnons dans l’indifférence générale. La une des journaux foisonnent de titres macabres !! Des pères assassinent leurs enfants pour se venger de leurs épouses qui se sont défaites de leur joug. Les filles qui tombent enceintes sont jetées à la rue, telles des rebuts, pour éviter de jeter l'opprobre sur leur famille. Étonnamment, je n'ai jusqu'ici jamais eu vent d'un garçon jeté dehors à la suite de la grossesse de sa copine. Au contraire, il s’en glorifie et l’exhibe comme un fait d’arme !! Les hommes sénégalais sont plus que jamais des pachas à la tête d’un harem dans lequel toutes les femmes rivalisent d’astuces en tous genres pour leur plaire !! En quelque sorte un mauvais conte des mille et une nuits : le sultan n’offre ni bijoux ni tissus soyeux ; seulement du mépris et de l’arrogance.
Et que dire des « frotteurs » qui sévissent impunément dans les bus et autres transports en commun ? Des exemples il y en a à l'infini.
Nous aussi, chez les femmes de mon siècle, nous avons nos dix commandements :
1- Tu devras te taire en toutes circonstances
2- Tu devras t'habiller de sorte à ne surtout pas être provocante
3-Tu devras subir toutes les humiliations pour garder ton nom de femme mariée
4- Tu devras être l'esclave de ta belle famille
5- Si ton mariage échoue ce sera uniquement ta faute
6- Si ton mari va voir ailleurs c'est que tu te seras mal occupée de lui
7- Si tes enfants échouent, tu te seras mal comportée dans ton ménage
8- Si ton mari ou ta belle-famille l’exige, tu devras quitter ton travail et t’occuper de ta maison
9- Tu porteras le Mūn** en bandoulière telle une amulette qui ne te quittera plus
10- Surtout en toutes circonstances tu garderas jalousement pour toi tel un dragon une princesse, tous les maux que tu subiras dans ton mariage !!
Ce sont les clés de notre paradis !!!
On nous a surtout répété en long, en large et en travers que notre paradis passera uniquement par le degré de servitude vis-à-vis de notre époux. Mais alors pourquoi avons-nous besoin de prier ? de faire le ramadan ? Et de respecter tous les autres piliers de notre religion ? J’envie à ce titre les femmes juives, qui elles portent la religion en elles !! J'ai entendu un imam dire il y a quelques semaines " si le Coran avait été traduit par des femmes, son interprétation aurait été toute autre". Je suis tellement en phase avec lui. Tout est une question d'interprétation !
On m'a une fois demandé, pour un étranger, quel serait l'aspect le plus étonnant de ma culture. Je leur ai répondu " Au Sénégal, entrez dans une mosquée, vous y trouverez les plus fervents musulmans que la terre ait porté. Entrez dans une église, vous vous demanderez si la religion chrétienne n'est pas née sous nos cieux et si Jérusalem ne se situe pas quelque part entre le Sine Saloum*** et la Casamance***. Allez voir les rebouteux et autres marabouts charlatans, vous y trouverez les mêmes prêts à se faire damner pour quelques amulettes et des sorts!" Le Sénégalais est très sélectif dans sa manière de pratiquer la religion, il va surtout s'attarder sur les détails qui le confortent dans sa position de Male Dominant mais fera sûrement fi du reste.
Pourtant il est connu que les sociétés africaines notamment sénégalaises ont longtemps été des sociétés matriarcales. A quel moment avons-nous perdu le fil ? A quel moment y-a-t-il eu un retournement de situation ?
Quand ma grand-mère Hal Pulaar**** est venue chez moi fermement décidé à nous emmener pour nous faire exciser, ma mère qui était un modèle de diplomatie lui a simplement rétorqué :" Si ton fils est d'accord, je n'aurai rien à y redire". Elle savait bien que mon père s'y opposerait farouchement, elle n'était donc pas seule dans ce combat. Si mon père n'avait pas fait pencher la balance, mon destin ainsi que celui de mes sœurs serait toute autre aujourd’hui. Rien n’est donc perdu, des solutions existent pour peu que les hommes qui ont si longtemps confisqué le pouvoir que nous leur avons confié, arrivent à comprendre que les souffrances de leurs femmes aujourd'hui, seront celles de leurs filles demain.
Chère Ramatoulaye, je vais terminer ma lettre en te faisant une promesse, nous ne ferons pas que rêver d'un avenir meilleur pour nos enfants. Nous nous battrons surtout pour que toi et toutes les femmes de ta génération, du fond des âges, soyez fières de ma génération.
Xady du 21e siècle,
*Ramatoulaye: Personnage principal, narratrice du roman “Une si longue lettre” de Mariama Bâ.
**Mūn : terme wolof signifiant la résilience à tout prix, une norme sociale qui perpétue le cercle vicieux de la violence à l’égard des femmes de la sociéte sénégalaise.
***Sine Saloum et Casamance sont des régions du Sénégal dans lesquelles la religion chrétienne est très présente.
****Hal Pulaar: signifie textuellement ceux qui parlent le Pulaar qui est un dialecte Peul. Aussi connu sous le nom de Toucouleur au Sénégal.